1. Peindre pour rien
Une suite de touches larges formant un trait continu parcourant le pourtour de la toile, un trapèze se croisant avec un autre, quelques touches en virgules ponctuant un espace monochrome à peine modulé, une suite de coups de brosses agglomérés au centre d’un format… on pourrait décrire ainsi les peintures de Claire Colin-Collin — mais ce serait oublier la couleur de ces formes, la relation avec le fond et le format, la qualité du fond, la texture de la peinture… On pourrait ainsi décrire les peintures de Claire Colin-Collin et cela ne servirait pas à grand-chose, ne dirait rien de particulier, pourrait s’appliquer à d’autres peintres, serait éminemment déceptif comme on penserait, pourrait penser, que c’est peu, bien peu, trop peu, qu’il y aurait peu à voir et que ce peu ne définirait pas une singularité. Et puis que dire de cela, qu’écrire sur cela ? Le travail du critique d’art patenté spécialiste de l’abstraction consisterait à tirer de cette évidente pauvreté un ensemble d’éléments théorico-conceptuels contextualisant et justifiant celle-ci, l’inscrivant dans un champ bien circonscrit, définissant l’intelligence d’une telle pratique. Je ne m’y risquerai pas et prendrai la tangente tout en assumant ma tâche qui consiste à éclairer, tout de même, le sens, les sens, de l’œuvre.
Donc la peinture de Claire Colin-Collin est pauvre, montre des formes sur des fonds le plus souvent monochromes d’une simplicité désarmante que l’on pourrait voir rapidement, d’un coup d’œil, en ayant la sensation d’avoir vu, d’avoir tout vu. On peut voir cela comme un défaut et l’on peut voir cela comme une qualité. J’y vois une qualité, celle de la légèreté — pas au sens de frivolité —, d’un principe de légèreté, d’une volonté de ne pas asséner en alternant entre la grâce et l’âpreté mais toujours de manière aérienne, loin des œuvres qui questionnent et interrogent à tout bout de champ à coups de bulldozer théoriques. L’œuvre de Claire Colin-Collin est légère, simple et mutique. Elle se refuse à parler, elle ne dit rien et ne veut rien dire dans tous les sens du terme. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne crée pas de tension ou qu’il n’y ait pas de sentiment créé en elle et par elle — tout autant du drame qu’une exultation si j’accepte l’idée d’une projection psychologique du regardeur futur malgré tout et malgré, surtout, ce refus du discours de la part de l’artiste. Donc rien à lire et, partant, rien à comprendre et, par conséquent, tout à voir, juste à saisir par les sens et tout à ressentir dans le peu d’une forme parcourant un fond mono ou bi-chrome. Ou : le sens — si l’on tenait encore à cette notion — est explicite — ce que les amateurs de poésie contemporaine savent (je pense à celle de Claude Royet-Journoud). Explicite car tout est à la surface, juste à la surface et il suffit de voir — comme il suffit de lire. C’est la fameuse déclaration — pour ces mêmes amateurs —d’Emmanuel Hocquard : « La question n’est pas de se demander ce qu’il y a derrière ce qui est écrit, mais de lire ce qui est écrit. Et ça, c’est difficile parce qu’on n’a pas appris à le faire. “Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux !” écrivait Wittgenstein1. »
Bref, la peinture de Claire Colin-Collin est littérale et intransitive. Elle n’est qu’acte pictural selon le fameux mot de Braque : « Le peintre pense en formes et en couleurs. Le but n’est pas le souci de reconstituer un fait anecdotique mais de constituer un fait pictural2 », un fait pictural que je regarde et, le regardant, j’en éprouve physiquement ses surfaces, leur densité, leur intensité chromatique, leur matité, leur épaisseur, les gestes effectués sur, l’espace proposé qu’il soit centrifuge, centripète, focalisé ou non… Rien de nouveau à cela, mais le souci n’est pas la nouveauté, ni la dernière mode, mais ce que va créer ce face-à-face, ce regard sur le petit théâtre de la vision qu’est un tableau que l’on regarde pour lui-même.
2. Anatomie du rien
Donc tout à la surface dans un premier acte qui est le fond, un fond peint avec hésitations, repentirs, dans de multiples recouvrements pour trouver la couleur et la direction de la couleur. Un fond qui n’est pas un fond au sens où l’on viendrait inscrire la forme sur un vide, mais un fond qui est le squelette, la base de la peinture qui sera résolue par la forme ou, plutôt, qui trouvera sa complétude par et avec la forme à venir. Le fond implique ce qui va suivre mais ne l’impose pas. Il ne s’agit pas d’un sudoku pictural qu’il s’agirait de compléter par l’adjonction d’une trace ou d’une forme, mais de voir ce que sa profondeur, son épaisseur et sa densité suggèrent. Un fond qui l’engage également par sa tonalité, une tonalité sourde, éteinte appelant la lumière d’une trace, d’une forme plus lumineuse ou plus saturée — très rarement le contraire. Ni solution définitive, ni résolution, mais un ensemble de possibles donnés par celui-ci autant que par toutes les propositions qui ont déjà été explorées comme il faut également déjouer les attentes et créer de nouvelles connexions, aller vers l’imprévu et échapper au savoir-faire.
Puis une forme arrive. Une ou plusieurs formes simples et lisibles parcourent la surface de la toile, moins qu’une opposition entre le fond et la forme qu’accomplissement d’un trajet sur cette surface, dans cet espace, un trajet comparable à celui de l’œil, un trajet qui guidera le regard. Les formes sont simples et se répètent d’une toile à l’autre, mais leurs variations impliquent d’autres manières de saisir l’espace tout comme la relation créée par ces deux éléments incomplets pris isolément.
La trace peinte, le geste par-dessus, quelle que que soit sa nature, vient donc activer ce fond : amas flottant, boucle allongée, superpositions de lignes, formes en 8 ou patatoïdes… Chaque « forme » met en évidence une partie du tableau, des parcelles d’espace : la division de l’espace, la répartition entre un haut et un bas, la circonscription du centre, sa présence, l’existence des bords… Chaque forme met en évidence une anatomie de l’espace : espace isomorphe par la répétition d’un pattern régulier, hétéromorphe comme dans les virgules aléatoires qui parsèment des fonds balayés, centrés ou décentrés… Et entre les fonds brossés verticalement ou horizontalement, ceux qui sont peints en aplats et ceux — très récents — qui sont nuageux, il y a une toute autre anatomie. Un corps (celui de la toile et celui de la forme) chute, se stabilise, tient ou flotte. Un espace s’ouvre, se referme, se vide ou se remplit, est fendu ou se voile, s’approfondit ou s’écrase…
La main se promène (et le corps avec dans les formats de 160 par 150 cm), erre, attaque par un bout, s’interrompt, se corrige, essaie de définir dans et à différentes vitesses, car il est question de vitesses. Si dans les peintures sur papier de 2005, la vitesse était rapide et uniforme, elle s’est modifiée progressivement et elle est, maintenant, une donnée essentielle : vitesse du fond et vitesse de la forme, chacune agissant par rapport à l’autre dans une union ou des écarts, le plus souvent dans un différentiel. La vitesse d’un fond gris modulé n’est pas la même que celle d’un rouge sillonné et la vitesse d’une boucle horizontale n’est pas non plus la même que celle d’un 8 bi-chrome. J’insiste sur cette question comme le trait, souvent, est repris ou constitué de segments aboutés et l’insistance sur la jointure ralentit la forme dessinée ou son absence l’accélère. « Ralentit » ou « accélère », cela s’entend pour le regardeur comme la vitesse d’exécution est toute autre et que Claire Colin-Collin peint, de son aveu, vite, pour saisir le flux d’une pensée picturale qui va plus vite que la pensée. Rien de virtuose dans cette vitesse, mais, simplement, la main va plus rapidement, le corps va plus rapidement et la qualité du geste en est la condition — ce que tous les sportifs savent.
La main se promène, redéfinit l’espace mais cet espace ne se creuse pas ou si peu ou la profondeur est celle d’une superposition de surfaces, à la surface les unes des autres, surnageant mais ne s’y enfonçant pas, effet renforcé par la matité globale de la peinture, la matité et la matérialité ou la matité renforçant la matérialité et la sensation haptique de la surface. Ce qui se trouve là, devant moi, est à la surface et n’est que surface : autre effet littéral. La peinture ne s’abstrait pas de notre monde, mais reste là, non image, non imageante — à part quelques exceptions que sont les « maisons » et les « formes couronnées ». On ne la traverse pas.
3. Pour et vers rien
Pour finir, j’ai évoqué, plus haut, la désinvolture et la légèreté, mais cette désinvolture et cette légèreté de facture ne doivent pas masquer ce qui est, peut-être, l’intention ou, plutôt, l’implication profonde de ces surfaces car, même mutiques, ces peintures, dans et par leur matérialité, proposent une tension, tension que résume Claire Colin-Collin : « L’empilement des couches, les recouvrements, les retraits luttent avec la disparition. Obturation, masquage, dévoilement, sédiment, oblitération, stratification, résurgence, effacement. La peinture refuse de ne pas durer. Elle veut fixer quelque chose pour toujours. Elle lutte contre la destruction. La disparition de tout. La disparition de nos corps, de nos objets, de notre histoire. Ce fait invraisemblable de “retourner à la poussière”3. »
Éric Suchère, 2015
1. Emmanuel Hocquard, « Tout le monde se ressemble, une anthologie de poésie contemporaine », Paris, POL, 1997, p. 25.
2. Georges Braque, « Pensées et réflexions sur la peinture » dans Nord-Sud n° 10, décembre 1917, p. 3-4.
3. Claire Colin-Collin, texte inédit daté du 7 octobre 2015.