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Impossible de passer sans la voir. Le visiteur, même distrait, qui circule dans une exposition où figure une œuvre de Claire Colin-Collin, marque systématiquement l’arrêt. De ce phénomène quasi-réflexe, observé mille fois, résulte la nécessité de décrypter les arcanes de cette singulière capacité d’attraction. Car cette peinture non-figurative, qui n’a pour sujet qu’elle-même, ne participe pas du régime de la séduction. Chaque toile témoigne d’un abandon et repose sur une double altération. L’altération du fond d’abord, où la couleur disharmonique mêle et démêle les tons pour se figer en un substrat dense ; parfois translucide, parfois granuleux. A cette vie instable du fond répond un unique geste irrégulier et grossier – une proto-forme inscrivant le passage du pinceau – qui affleure à la surface comme une fine incision. Ces discordances internes et externes sont autant de trouées saisissantes qui rendent le tableau magnétique. Cette aimantation semble en effet produite par la présence, ou la corporéité, émanant de la contradiction entre ces deux plans coagulés. Mais si l’attirance repose sur cette apparition, c’est parce que le corps en surface est étranger, la présence incongrue. Cette recherche d’intensité de l’attention passe par l’inconnu de ce qui nous est donné à voir et à découvrir dans les vélatures stratifiées. Le regard s’engage alors dans un mouvement essentiel de désenfouissement, analogue à l’acte d’extraction de l’archéologue, dans une opération de sauvegarde.

Si la peinture “en revient”, c’est peut-être de ces batailles épuisées visant à conquérir l’œuvre ultime ou à atteindre le point zéro. La démarche de Claire Colin-Collin tente plutôt – plus modestement peut-être – de prévenir la disparition. Il s’agit davantage de persistance : continuer de toile en toile à reproduire le geste pictural, dont la nature même procède de perpétuelles hésitations. Le précaire équilibre du principe d’opposition du fond et de la forme se rejoue dans l’urgence de sa réduction à un essentiel fondamentalement indiscernable. Un déterminant puissant de cette œuvre est cette dialectique rigoureuse et sensible à la fois, qui articule “le faire de la peinture et le regard sur la peinture en train de se faire”1. Cette réflexivité résonne comme une générosité, celle de dire encore et encore la possibilité du tableau tout en sortant aussi librement de ses cadres, comme l’artiste le fait avec ses murales et l’écriture.

Son œuvre sérielle se traverse sur le fil de cette répétition infinie, entre intransigeance et déprise. Ce parcours - à la fois une épopée et une éthique - repose sur sa propension à se débarrasser même de sa puissance d’identité. Éprouver le protocole pictural au risque de se perdre serait la seule manière de mener cette quête de renouvellement de la dimension de révélation de la peinture. Avec toujours plus d’évidence, l’artiste cherche à découvrir les failles. La presque ligne, le geste rendu égal à la seule trace du pinceau, déposée sur un voile lumineux, s’incarne. On peut la traduire par la plaie ouverte, on peut y reconnaître aussi l’homme debout, la silhouette fil, le corps nerf qui compose l’iconographie d’Alberto Giacometti. Cette expérience de la solitude ontologique, Claire Colin-Collin l’obtient, elle, par immersion : être dans la chair de la peinture. En son intimité, l’artiste déduit ce qui en fait un “corps incohérent”, un “corps oxymore”. Son système de contradictions des matières, des plans ou des formes, est un relevé de la contradiction du corps. Une contradiction, et une intrication aussi, qui tente le rapprochement de l’œil et de la chair.

Car le tableau contrarie le regard, il se présente comme le contraire d’une netteté. L’écran à la fois diaphane et incandescent que constitue l’instabilité colorée de la surface place l’œil dans la lumière des phares. Il provoque un éblouissement. Progresser à tâtons, en venir à une manière plus haptique, consiste alors à regarder du point de vue du corps. Cette proposition faite par la peinture de Claire Colin-Collin résonne avec les mots de Philippe Jaccottet, lisibles comme un avertissement, prévenants :
“Ne pas voir cela du dehors. Ce ne peut être un spectacle, c’est ce qui est réellement vécu, traversé, le secret où l’on habite, auquel on ne peut être extérieur.
Quand on est dans le corps, au cœur du monde – non plus un regard, même quand on regarde, le regard est pris dedans.”2.

Le travail de Claire Colin Collin ne dit pas autre chose. Il indique : derrière la peinture, la présence humaine et la prégnance de ses signes de reconnaissance les plus physiques. Non, tout ne disparaîtra pas.

Barbara Satre

1. Extrait des carnets de l’artiste.
2. “La semaison”, 1984, Paris, Gallimard, p. 83.

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